SUR L'ANIMALISATION
English version below.Hier matin, j’ai pris le train pour aller dans une petite médiathèque en banlieue parisienne, où une rencontre littéraire avait lieu. C’est dans ce cadre très modeste, où pas plus d’une vingtaine de personnes se sont rassemblées, que Kaoutar Harchi est venue pour parler de son dernier livre. Kaoutar Harchi est une autrice et sociologue dont les travaux portent sur la littérature. Son milieu d’origine – elle est née en France de deux parents marocains et ouvriers – teinte ses écrits d’une couleur particulière : celle de la conscience accrue de sa condition sociale et matérielle. C’est extrêmement rare de rencontrer des gens avec une sensibilité si grande, si grave. Kaoutar Harchi fait partie de ces heureux élus, et elle nous fait partie de ce don avec sa plume, une plume délicate mais tranchante, une plume pleine d’amour mais toujours « intransigeante », si j’emprunte ses mots. Je l’ai découverte, étonnement, par la porte de l’antispécisme, alors même que ce n’est que récemment qu’elle a pris la plume pour écrire un ouvrage sur la question. Je l’ai rencontrée fortuitement lorsque je suis tombée sur un entretien [1] sur Ainsi l’animal et nous sur YouTube. Je n’étais pas forcément convaincue par son approche intersectionnelle telle que je l’avais comprise en regardant cet entretien, mais j’étais tout de même curieuse de voir comment elle allait défendre l’antispécisme en tenant compte de son fort engagement sur les autres injustices sociales. Alors je me suis procuré son livre, je l’ai lu et j’en suis tombée immédiatement amoureuse. C’est d’une justesse, d’une finesse, d’une beauté et d’une richesse louables.
Sur le plan théorique, elle développe le concept d’ « animalisation ». L’animalisation, c’est le processus par lequel un individu ou un groupe d’individus est relégué en dehors du champ de la morale, de sorte à ce que toutes les atrocités du monde peuvent être commises à leur égard sans que cela soit moralement qualifiable comme mauvais. Plus encore, ces atrocités peuvent même être jugées comme bonnes puisque l’animal, c’est le nuisible par excellence. L’animalisation est donc une transformation de la qualité morale de celui ou celle qui est animalisée. Et donc, les animaux eux-mêmes sont animalisés. Un « animal », tout comme une femme, une personne noire, un prolétaire, ce ne sont pas des choses qui existent dans la nature mais des catégories sociales construites. Les animaux ne sont pas animaux en soi, mais ils le sont en tant qu’ils occupent une certaine position politique dans le monde. Dire de quelqu’un que « c’est un animal », c’est donc produire un jugement moral et normatif, et si le caractère dénigrant de cette formule est évident quand on s’adresse aux femmes (ces « chiennes »), aux arabes (ces « rats ») ou aux personnes noires (ces « singes »), ça l’est bien moins lorsque c’est une vache qui est qualifiée d’animal – et pourtant, elle est bien dénigrée par ce jugement-là.
Une précision s’impose à ce stade. Evidemment qu’il ne faut pas confondre l’animal au sens biologique (« animaux » regroupe espèces humaines et non-humaines) et au sens sociologique (« animaux » s’oppose à humains). Quand j’affirme que dire d’un être humain « c’est un animal » c’est dénigrant, c’est bien parce qu’en le qualifiant d’animal on le sort de la seule communauté digne de respect et d’amour – à savoir, la communauté humaine. Et donc, cette critique de la catégorie de l’animal montre que notre perception des espèces non-humaines est construite autour d’une division entre ceux dont le traitement peut être sujet à une évaluation morale, et le reste. Le fait de mettre l’animalisation au cœur de la distinction entre les individus considérés comme patients moraux, et les autres, voilà le geste de Kaoutar Harchi.
Elle passe la première partie du livre à parler des animaux pour eux-mêmes et en eux-mêmes. Elle part de leur souffrance avec des images très dures – et devant lesquelles je n’ai pas pu retenir mes larmes. Elle consacre de longues pages à visibiliser la souffrance animale, à insister sur la singularité de chaque vache, chaque truie, chaque poule, chaque poisson, chaque cerf, chaque éléphant, chaque chimpanzé, chaque renard, chaque rat. Et j’ai réalisé par la lecture de ces pages que moi-même, pourtant antispéciste, je n’accorde dans mon quotidien aucune minute au tissage de relations interespèces. Combien de fois suis-je passée devant un pigeon affamé, un rat timide, un chien curieux dans la rue, dans la plus grande des indifférences ? J’ai donc pris la résolution d’aller plus souvent à la rencontre des animaux et de ne pas les ignorer. Pour l’instant, j’essaye de me concentrer surtout sur les pigeons. C’est un choix nourri par de magnifiques écrits de prison de Rosa Luxemburg [2], où elle relate l’amitié qu’elle a développée avec des pigeons qui venaient la visiter dans sa cellule.
La deuxième partie du livre, plus longue, est aussi celle qui m’a appris le plus de choses. Elle introduit la question raciale, la question de genre et la question coloniale, où l’animalisation a été (et est toujours) un outil pour l’oppresseur pour dominer, tuer, massacrer, détruire et justifier l’injustifiable. Les exemples sont extrêmement nombreux si bien qu’à la fin de notre lecture on ne peut plus du tout nier que l’intersectionnalité entre l’antispécisme et les autres luttes n’est pas qu’une simple question de principe. Souvent, lorsqu’on essaye de faire le lien entre la lutte des droits des animaux et les autres luttes, on le fait à un niveau théorique : si on se positionne contre les injustices sociales qui touchent les êtres humains, alors le plus cohérent c’est de se positionner également pour les droits des animaux. Or, Harchi montre que le liens entre ces oppressions sont bien plus complexes qu’on ne le croit. C’est idée est parfaitement synthétisée lorsqu’elle raconte les tragiques enfumades des Sbéhas en juin 1844. Pour ceux qui ignoreraient ce que sont les enfumades, voici une description trouvée sur Wikipédia : « La technique consiste à asphyxier des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte en allumant devant l'entrée des feux qui consomment l'oxygène disponible et remplissent les cavités de fumée. » On connaît bien la phrase du général Bugeaud, le criminel à origine de l’horreur de l’enfumade des Sbéhas : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards ». Kaoutar Harchi nous donne une nouvelle compréhension de cette phrase à travers cette formule d’une grande tristesse :
L’animalisation des êtres humains procède de l’animalisation des animaux eux-mêmes, voilà la thèse clé. Si on comprend bien que l’animalisation est le geste colonial par excellence (toujours vérifiable, d’ailleurs, dans les immondes pratiques et discours des colons sionistes), l’autrice montre également comment le processus se manifeste dans d’autres oppressions. Elle parle des suffragettes gavées de force comme des oies, et parfois même avec de la viande alors qu’elles optaient pour des régimes végétariens. Ou encore des ouvriers dans la toute première usine d’élevage industriel à Chicago, où leur sang et leurs larmes se mêlaient à ceux des animaux. Les exemples sont extrêmement nombreux et j’invite vivement les curieux et curieuses à lire directement son livre.
J’ai beaucoup parlé des arguments et de la théorie qui se cache derrière, mais si l’on s’en tenait à cette image, on aurait l’impression que je parle d’un livre autre que celui de Kaoutar Harchi. En effet, le style narratif et très littéraire de son ouvrage est la principale chose qui nous frappe à sa lecture. Lors de la rencontre littéraire, Harchi explique ce choix de la façon suivante : pour écrire ce livre, il lui a surtout fallu « trouver la bonne note », « sonner à la porte de ses lecteurs pour qu’on vienne l’ouvrir ». J’ai hâte de l’aider humblement dans cette entreprise en citant son livre, en le mentionnant dans mes discussions et, je l’espère aussi, en le prêtant.
Notes de bas de page :
[1] Abattre les animaux, massacrer les humains - avec Kaoutar Harchi, consultable sur l'url suivante : https://www.blast-info.fr/emissions/2024/abattre-les-animaux-massacrer-les-humains-avec-kaoutar-harchi-AJMWaJ1uQzq8103JEOUcrw.
[2] Rosa Luxemburg, Commencer à vivre humainement, Libertalia, 2022. Quelques lettres sont consultables ici : https://comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com/2018/12/revolution-allemande.rosa-luxemburg-novembre-1918.html.
ON ANIMALIZATION
Yesterday morning, I took the train to a small library in the suburbs of Paris, where a literary event was taking place. It was in this very modest setting, where no more than twenty people gathered, that Kaoutar Harchi came to talk about her latest book. Kaoutar Harchi is an author and sociologist whose work focuses on literature. Her background—she was born in France to two Moroccan working-class parents—tints her writings with a particular color: that of an acute and precise awareness of her socio-economical condition. It is extremely rare to meet people with such great, serious sensitivity. Kaoutar Harchi is one of the lucky ones, and she shares this gift with us with her pen, a delicate yet sharp pen, a pen full of love but always "uncompromising." I discovered her, surprisingly, through the door of anti-speciesism, even though it was only recently that she tackled the issue head-on by writing an entire book on it. I randomly stumbled upon her when I came across an interview [1] about Ainsi l'animal et nous on YouTube. I wasn't necessarily convinced by her intersectional approach as I had understood it from watching the interview, but I was still curious to see how she intended to defend anti-speciesism while taking into account her strong commitment to other social injustices. So, I got hold of her book, read it, and immediately fell in love with it. It is commendably accurate, subtle, beautiful, and rich.
On a theoretical level, she develops the concept of “animalization”. Animalization is the process by which an individual or group of individuals is relegated to a position outside the realm of morality, so that all the atrocities in the world can be committed against them without this being morally qualifiable as bad. What's more, these atrocities can even be judged as good, since the animal is the nuisance par excellence. Animalization is therefore a transformation of the moral quality of the person being animalized. And so, animals themselves are animalized. An “animal”, just like a woman, a black person or a proletarian, is not something that exists in nature; it is a constructed social category. Animals are not animals in themselves, but they are animals insofar as they occupy a certain political position in the world. To say of someone that “he's an animal” is therefore to produce a moral and normative judgment, and if the denigrating nature of this sentence is obvious when we address women (those “bitches”), Arabs (those “rats”) or black people (those “monkeys”), it's much less so when it's a cow that is qualified as an animal - and yet, she is indeed denigrated by this judgment.
A word of clarification is necessary here. Obviously, we must not confuse animals in the biological sense (“animals” includes human and non-human species) and in the sociological sense (“animals” is opposed to humans). When I say that to think of a human being “he's an animal” is denigrating, it's because calling him an animal takes him out of the only community worthy of respect and love - namely, the human community. And so, this critique of the animal category shows that our perception of non-human species is built around a division between those whose treatment can be subject to moral evaluation, and the rest. Kaoutar Harchi's gesture is to place animalization at the heart of the distinction between individuals considered to be moral patients, and the rest.
She devotes the first part of the book to talking about animals for themselves and in themselves. She starts with their suffering, using very harsh images - before which I could not hold back my tears. She devotes long pages to making animal suffering visible, insisting on the singularity of each cow, each sow, each hen, each fish, each deer, each elephant, each chimpanzee, each fox, each rat. And I realized while reading these pages that I myself, despite being an anti-speciesist, don't give a single minute in my daily life to weaving inter-species relationships. How many times have I passed a hungry pigeon, a shy rat or a curious dog in the street, with the utmost indifference? So I've resolved to meet animals more often and not ignore them. For the moment, I'm trying to concentrate on pigeons. It's a choice fueled by Rosa Luxemburg's magnificent prison writings, in which she recounts the friendship she developed with pigeons that came to visit her in her cell.
The second, longer part of the book is also the one that taught me the most. It introduces the questions of race, gender and colonialism, where animalization was (and still is) a tool for the oppressor to dominate, kill, massacre, destroy and justify the unjustifiable. The examples are extremely numerous, so much so that by the end of our reading we can no longer deny that the intersectionality between antispeciesism and other struggles is not mere question of principle. Often, when we try to make the link between the animal rights struggle and other struggles, we do so on a theoretical level: if we take a stand against the social injustices that affect human beings, then the most coherent thing is to also take a stand for animal rights. But Harchi shows that the links between these oppressions are far more complex than we think. This idea is perfectly summed up when she recounts the tragic Sbéhas massacre in June 1844. For those who don’t know what this massacre consisted in, here’s a description provided by the (French) Wikipedia article: “It consists in suffocating people who have taken refuge or are trapped in a cave by lighting fires in front of the entrance, which consume the available oxygen and fill the cavities with smoke.” If you’re into decoloniality, you might be familiar with the disgusting words of General Bugeaud, the criminal behind the Sbéhas massacre: “If these scoundrels retire to their caves, you must gas them like foxes”. Kaoutar Harchi gives us a new understanding of this phrase through this very sad sentence:
The animalization of human beings stems from the animalization of the animals themselves. And while we understand that animalization is the ultimate colonial gesture (it is still verifiable in the filthy practices and discourses of Zionist settlers), the author also shows how the process manifests itself in other oppressions. She talks about the suffragettes who were force-fed like geese, sometimes even with meat when they opted for vegetarian diets. Or the workers in the very first industrial livestock factory in Chicago, where their blood and tears mingled with those of the animals. There are countless examples of this, and I urge anyone who is curious to read her book first-hand (I can give the bibliography for those who don’t speak French).
I've talked a lot about the arguments and the theory behind them, but if we were to stick to this image, we'd get the impression that I’m talking about a book other than Kaoutar Harchi's. Indeed, the narrative and highly literary style of her work is the main thing that strikes us on reading it. At the literary event, Harchi explained this choice in the following way: in order to write this book, it was above all necessary for her to “find the right note”, to “ring at the door of her readers so that they would come and open it”. I look forward to humbly helping her in this endeavor by quoting her book, mentioning it in my discussions and, I hope, lending it out.
Footnotes:
[1] Abattre les animaux, massacrer les humains - avec Kaoutar Harchi, you may watch it here (in French): https://www.blast-info.fr/emissions/2024/abattre-les-animaux-massacrer-les-humains-avec-kaoutar-harchi-AJMWaJ1uQzq8103JEOUcrw.